L'amitié
Il y a de merveilleuses joies dans l’amitié.
On le comprend sans peine si l’on remarque
que la joie est contagieuse.
Il suffit que ma présence procure à mon ami un peu
de vraie joie pour que le spectacle de cette joie
me fasse éprouver à mon tour une joie ;
ainsi la joie que chacun donne lui est rendue ;
en même temps des trésors de joie sont mis en liberté,
et tous deux se disent : « J’avais en moi du bonheur
dont je ne faisais rien. »
La source de la joie est au-dedans, j’en conviens ;
et rien n’est plus attristant que de voir des gens mécontents
d’eux et de tout, qui se chatouillent les uns aux autres
pour se faire rire.
Mais il faut dire aussi que l’homme content, s’il est seul,
oublie bientôt qu’il est content ;
toute sa joie est bientôt endormie ;
il en arrive à une espèce de stupidité et presque
d’insensibilité.
Le sentiment intérieur a besoin de mouvements extérieurs.
Si quelque tyran m’emprisonnait pour m’apprendre à respecter
les puissances, j’aurais comme règle de santé de rire
tout seul tous les jours ;
je donnerais de l’exercice à ma joie comme j’en donnerais
à mes jambes.
Voici un paquet de branches sèches.
Elles sont inertes en apparence comme la terre ;
si vous les laissez là, elles deviendront terre.
Pourtant elles enferment une ardeur cachée
qu’elles ont prise au soleil.
Approchez d’elles la plus petite flamme, et bientôt
vous aurez un brasier crépitant.
Il fallait seulement secouer la porte et réveiller le
prisonnier.
C’est ainsi qu’il faut une espèce de mise en train
pour éveiller la joie.
Lorsque le petit enfant rit pour la première fois,
son rire n’exprime rien du tout ;
il ne rit pas parce qu’il est heureux ;
je dirais plutôt qu’il est heureux parce qu’il rit ;
il a du plaisir à rire, comme il en a à manger ;
mais il faut d’abord qu’il mange.
Cela n’est pas vrai seulement pour le rire ;
on a besoin aussi de paroles pour savoir ce que l’on pense.
Tant qu’on est seul on ne peut être soi.
Les nigauds de moralistes disent qu’aimer c’est s’oublier ;
vue trop simple ;
plus on sort de soi-même et plus on est soi-même ;
mieux aussi on se sent vivre.
Ne laisse pas pourrir ton bois dans ta cave.
27 décembre 1907.
ALAIN, Propos sur le
bonheur, (LXXVII).