Les Carnets : des notes de travail au journal
intime
Brouillons , projets , notes de lecture : les Carnets nous font pénétrer
au coeur même de la création littéraire de Camus.
Dès 1935 , Camus prend des notes dans des cahiers. Et même avant.
En 1933 , il met par écrit ce que lui inspire la lecture de Stendhal , d' Eschyle , de Gide , de Chestov , plus quelques mots sur son travail personnel. Les six premiers cahiers , de mai 1935 à
mars 1951 , ont été publiés par les soins de Roger Quilliot.
Camus avait d'ailleurs fait dactylographier et avait corrigé partiellement les sept premiers cahiers.Les carnets sept, huit et neuf , de mars 1951 à décembre 59 ont seulement été publiés en
1989.
Les Carnets sont avant tout un instrument de travail. Camus y note ses projets , des brouillons , des phrases recopiées au cours des lectures : tout un matériel que l'on retrouve dans ses
livres.
Nombreux aussi sont ces plans d'ensemble qu'il aimait édifier pour donner une cohérence architecturale à son oeuvre. C'est seulement quand il accomplit un grand voyage , et ils sont peu nombreux
dans sa vie , que les carnets deviennent un véritable journal.
C'est ce qui a incité les éditeurs à en extraire le journal de voyage en Amérique du Nord et celui en Amérique du Sud. Lui-même avait déjà mis à part celui en Amérique du Sud.
Curieusement , à mesure que les années passent , les Carnets changent de ton et se rapprochent du journal intime. On y trouve toujours des notes de travail , mais il s'y mêle des confidences.
C'est très sensible dans les derniers mois. Une explication est que peut-être l'écrivain commençait à se méfier de sa mémoire , qui a toujours été médiocre.
Malgré tout , même quand ils semblent le plus impersonnels , les Carnets donnent des points de repère et permettent de découvrir comment Camus a vécu bon nombre d'épisodes de sa vie. Même
indirectement.
S'il s'intéresse , en août 1937 , au Journal de Katherine Mansfield , " cette longue histoire tendre et douloureuse d'une lutte avec la maladie " , c'est que lui- même a la fièvre qui
lui bat aux tempes et qu'il est obligé de partir se soigner dans les Alpes.
Les Carnets permettent de suivre son évolution intellectuelle. Sans être comparables à ce document unique sur la création littéraire que sont les carnets de Henry James , ils nous font assister à
l'élaboration de ses livres.
Un jeune homme nietzschéen qui projette pour son oeuvre " force , amour et mort sous le signe de la conquête ", traverse l'absurde et la révolte ,et aboutit à une philosophie de la mesure , la
vieille Némésis des Grecs.
A part les journaux de voyage en Amérique du Nord et du Sud , et celui du grand périple dans les îles grecques qu'il accomplit enfin , la dernière année de sa vie,
après en avoir rêver depuis toujours , les paysages se réduisent à une image , souvent saisissante : " Paris. Les arbres noirs dans le ciel gris et les pigeons couleur de ciel. Les statues dans
l'herbe et cette élégance mélancolique ".
Les notes prises au cours de lectures sont rarement gratuites. On peut toujours chercher , et on trouve également , quel travail en cours ells préparent.
Elles sont particulièrement nombreuses au moment de l' Homme révolté.
Camus parcourt alors le champ de la littérature et de la philosophie , des présocratiques aux post-hégéliens , de l'Iliade et des tragiques grecs aux surréalistes , des mystiques russes aux
historiens de la révolution , du journal tenu à Rome au XVI siècle par Jean Burchard à la correspondance de Flaubert.
De temps en temps , une appréciation , un regard critique sur soi-même. Cela ne va pas toujours sans paradoxe : " J'ai mis dix ans à conquérir ce qui me paraît sans prix : un coeur sans amertume.
Et comme il arrive souvent , l'amertume une fois dépassée , je l'ai enfermée dans un ou deux livres. Ainsi , je serai toujours jugé sur cette amertume qui ne m'est plus rien. Mais cela est juste.
c'est le prix qu'il faut payer. "
Il parle aussi de son " exténuant combat " contre la tentation du cynisme. Et aussi contre celle du suicide.
Les derniers cahiers sont ceux d'un homme souvent déprimé jusqu'à l'angoisse.
Sur les autres , pour un homme à qui on a reproché d'être un professeur de morale , on trouve très peu de jugements critiques.
Sans doute n'en pensait -il pas moins.
Une fois , pourtant , il explose , à propos de Mauriac : " Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive à la charité sans passer par la générosité. Il a tort de me renvoyer sans
cesse à l'angoisse du Christ. Il me semble que j'en ai un plus grand respect que lui , ne m'étant jamais cru autorisé à exposer le supplice de mon sauveur , deux fois la semaine , à la première
page d'un journal de banquiers ...".
Les carnets abondent en projets abandonnés. Par exemple , une pièce sur Julie de Lespinasse. Ou un roman d'amour qui se serait peut-être appelé Déjanire : " J'aurais voulu l'arrêter dans le temps
, à ce jour déjà lointain des Tuileries où elle venait au -devant de moi , avec sa jupe noire et sa blouse blanche retroussée sur les bras dorés , les cheveux lâchés , le pied strict et son
visage de proue. "Ce n'est rien , une image , mais déjà installée dans un roman.
Pareille à ce portrait d'actrice : " j'aime ce petit visage soucieux et blessé , tragique parfois, beau toujours ; ce petit être aux attaches trop fortes mais au visage éclairé d'une flamme
sombre et douce , celle de la pureté , une âme. Et quand elle tourne le dos sur scène , à l'insulte de son partenaire , alors ce petit malheur qui s'en va , et ses épaules frêles ".
De petites ruses de présentation essaient de créer la confusion entre les notes prises vraiment pour préparer une oeuvre littéraire , et celles qui fixent une image précieuse.
Bien peu s'y laisseront tromper. Qui n'a procédé à de tels camouflages , dans son journal intime ? Une enquête lancée dans le Magazine Littéraire l'a montré naguère.
Le vrai secret des Carnets est qu'ils nous font pénétrer au coeur même de la création littéraire de Camus , jusqu'au ressort intime qui l'a poussé à écrire et qu'il résume par ces mots : " ...
l'admirable silence d'une mère , la quête d'un homme pour retrouver un amour qui ressemble à ce silence. "
( Source Magazine Littéraire - Avril 1990 - N° 276 )
A savoir que Roger Grenier a écrit un livre sur Camus où il a soigneusement analysé toutes ses oeuvres.