L'amour et l'amitié
Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent
atteindre ceux qui sont nés médiocres.
L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes,
exempte même de toute grossièreté.
Une femme cependant regarde toujours un homme
comme un homme; et réciproquement un homme regarde
une femme comme une femme.
Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure :
elle fait une classe à part.
L'amour naît brusquement, sans autre réflexion,
par tempérament ou par faiblesse :
un trait de beauté nous fixe, nous détermine.
L'amitié, au contraire, se forme peu à peu,
avec le temps, par la pratique, par un long commerce.
Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement,
de services et de complaisance dans les amis,
pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait
quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main !
Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour.
Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même,
et quelquefois par les choses qui semblent
le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs,
par l'éloignement, par la jalousie;
l'amitié, au contraire, a besoin de secours :
elle périt faute de soins, de confiance et de complaisance.
Il est plus ordinaire de voir un amour extrême
qu'une parfaite amitié.
L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre.
Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour
néglige l'amitié; et celui qui est épuisé sur l'amitié
n'a encore rien fait pour l'amour.
L'amour commence par l'amour; et l'on ne saurait passer
de la plus forte amitié qu'à un amour faible.
Rien ne ressemble mieux à une vive amitié, que ces liaisons
que l'intérêt de notre amour nous fait cultiver.[...]
L'amour qui croît peu à peu et par degrés ressemble trop
à l'amitié pour être une passion violente.[...]
Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne
plus de fautes que dans l'amitié.[...]
L'on confie son secret dans l'amitié; mais il échappe
dans l'amour.
L'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans
en avoir le cœur.
Celui qui a le cœur n'a pas besoin de révélation
ou de confiance; tout lui est ouvert.
Jean de LA BRUYÈRE, Caractères (1688), IV, Du cœur.