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Bonheur d'occasion de Gabrielle Roy (Boréal - 404 pages - 1993)
Edition originale : 1945
C'est le premier roman de l'auteure québécoise Gabrielle Roy (1909-1983) et il a obtenu en France le prix Fémina en 1947 lors de sa publication chez Flammarion.
C'est aussi l'un des premiers romans à parler du monde des ouvriers et des pauvres au Canada, l'acrivaine n'étant pas issue de ce milieu. Dans une interview à la télévision canadienne, elle dit :
"C'était une période de ma vie où je m'ennuyais beaucoup... de ma famille... mais cet ennui me fut très utile parce que dans cet ennui je commençais à marcher, à marcher beaucoup... je cherchais de préférence les quartiers populeux... je fus aussitôt fascinée par les odeurs, la vatalité de ces quartiers... C'est alors que j'ai découvert la misère de ce peuple de Saint-Henri, la misère qui était l'oeuvre du chômage, qui avait détruit la fibre de fierté humaine... qui avait fait des ravages dans notre peuple... La guerre paraissait comme un salut... une espèce d'avenir pour les jeunes... L'indignation fut le moteur de Bonheur d'occasion". (page 77 - "Le roman canadien-français du vingtième siècle par Réjean Robidoux et André Renaud)
Ce témoignage de l'auteure résume bien son projet romanesque. On sent qu'elle a observé ce monde qui lui était étranger comme un écrivain naturaliste l'aurait fait au 19e siècle. Le langage de ce quartier "authentifie" le côté très réaliste du roman.
On suit essentiellement la vie d'une famille, les Lacasse sur quelques mois. Au début on est fin février 1940, la guerre a été déclarée en Europe, le Canada a d'ailleurs déclaré la guerre à l'Allemagne le 10 septembre 1939.
Eugène, l'un des nombreux enfants s'est engagé contre l'avis de ses parents mais il dit qu'il pourra ainsi subvenir aux besoins de la famille.
Florentine, la fille ainée, travaille dans un restaurant et connait ses premiers émois amoureux avec Jean Lévesque, un jeune homme ambitieux, qui met sa carrière en premier. Toutefois, il vient manger au Quinze-Cents où elle travaille, il la remarque l'invite au cinéma et va jouer un peu avec ses sentiments, car il comprend qu'elle s'attache à lui. Et un dimanche que les Lacasse sont partis voir la famille de la mère, Florentine invite Jean et avec pudeur, l'auteure nous fait comprendre qu'ils se sont aimés. Elle s'intéresse aussi à Emmanuel, un ami de Jean, qui, lui semble l'aimer.
Voilà pour l'intrigue "amoureuse", mais il y a aussi la vie difficile des Lacasse, car le père Azarius ne travaille plus ou presque plus. Il est considéré comme un fainéant dans le quartier. Ce sont d'ailleurs les deux aînés qui font vivre la famille. Cependant, la mère, Rose-Anna, subit la situation avec "fatalisme", se contentant de faire plaisir aux siens autant que l'on peut apporter du bonheur quand on n'a pas d'argent... Elle compense par son amour familial, pardonnant les écarts à tous, y compris et surtout à son mari. Elle est enceinte à nouveau, bien qu'âgée de 40 ans, mais elle donne toute son affection aussi à Daniel, un des jeunes enfants, dont l'anémie risque de le condamner à mort et qui a dû être hospitalisé sur une longue durée...
Florentine se doit aussi de croire en l'avenir, même si elle s'est sentie délaissée par Jean et Emmanuel (qui s'est engagé comme son frère dans l'armée). . Elle a du caractère pour toujours rebondir et croire à ces "bonheurs d'occasions". Elle veut être coquette aussi et tenter de faire oublier la misère dans laquelle elle vit.
Quelques personnages que l'on dira "secondaires" participent à ce tableau, cette chronique pourrait-on dire aussi de Saint-Henri, tel Sam Latour qui tient un restaurant où l'on parle souvent de la guerre. Car la guere gronde au loin, très loin. Malgré tout, la France, là-bas, on ne l'oublie pas et l'on sait qu'un jour ou l'autre il faudra aller défendre ce pays-là et les anglais, aussi, qui sont alliés.
Je me suis attaché tout de suite à ces humbles montréalais qui luttent avec optimisme pour leur survie. J'ai senti dans ce roman, sans pathos, une grande empathie de l'auteure pour ses personnages, les portant toujours, même dans les moments difficiles, rendant le lecteur que je suis également attentif à leur destin. Et puis, Gabrielle Roy écrit dans une très belle langue, avec un style qui m'a vraiment plu, car elle sait enchainer les actions, dresser des portraits et montrer la vie à Saint Henri avec justesse de ton, avec des mots simples qui forment des phrases qui coulent et qui nous "emportent".
Je me dis qu'ayant été fils d'ouvriers, né dans les années 50, sans avoir connu cette misère, mais sachant qu'il fallait se "priver" pour boucler les fins de mois, on savait rester optimiste et heureux de vivre, au jour le jour, des petits bonheurs. D'où sans doute mon bonheur de lecture et ce terrible coup de coeur pour ce roman.
Page 35 : "Le train passa. Une âcre odeur de charbon emplit la rue. Un tourbillon de suie oscilla entre le ciel et le faite des maisons. La suie commençant à descendre, le clocher Saint-Henri se dessina d'abord, sans base, comme un flèche fantôme dans les nuages. L'horloge apparut ; son cadran illuminé fit une trouée dans les traînées de vapeur ; puis, peu à peu, l'église entière se dégagea, haute architecture de style jésuite".
Page 57 :" - Toi, dit-il, t'as eu de la chance. Si tu veux faire le héros, c'est ton affaire. Chacun sa business . Mais nous autres, qu'est-ce qu'on a eu de la société? Regarde-moi, regarde Alphonse. Qu'est-ce qu'a nous a donné à nous autres la société? Rien. Pis, si t'es pas encore content, regarde Pitou. Quel âge qu'il a Pitou? Dix-huit ans... eh ben ! il a pas encore fait une journée d'ouvrage payé dans sa vie. Et v'là betôt cinq and qu'il est sorti de l'école à coups de pieds dans la bonne place et pis qui cherche. C'est-y de la justice, ça? Trois ans à courir à drette et à gauche, et à apprendre d'aut' chose qu'à ben jouer de la guitare ! Et v'là not' Pitou qui fume comme un homme, mâche comme un homme, crache comme un homme, mais y a pas gagné une tannante de cenne de toute sa saprée vie. Trouves-tu ça beau, toi? Moi, je trouve ça laite, ben laite."
Page 122 : " Ah ! c'était bien là sa mère, songea Florentine, trouvant tout de suite le langage de leur ennui : Hors de la maison, elle avançait avec un sourire gêné. Elle ne voulait pas éteindre la jeunesse, au contraire, voulait s'y réchauffer, s'efforçait à la gaieté, mais malgré elle c'étaient des mots de peine qui venaien à ses lèvres. C'étaient là ses vrais mots de salutation. Et peut-être étaient-ce les plus sûrs pour toucher les siens, car sauf les soucis, qu'est ce donc qui les tenait tous ensemble ? Etait-ce que c n'était pas là ce qui, dans dix ans, dans vingt ans, résumerait encore mieux la famille?"
Trois extraits de description, dialogue et réflexion des personnages, quasiment toujours dans des "entre deux"...
N'hésitez pas à rencontrer ces "gens" et à faire un bout de chemin avec eux, pendant 400 pages... et longtemps ensuite dans votre mémoire...
Bonne lecture,
Denis
Livre lu dans une lecture commune autour des romans de Gabrielle Roy et dans le cadre du challenge "Québec en septembre" chez Karine et Laurence
Et cette lecture s'inscrit également dans mon challenge
"Littérature francophone d'ailleurs"