L' Alger qu'il a connue , encore toute européenne par l'esprit , les moeurs , les habitudes et le décor de la vie , n'était pas cette cité du Far West qu'elle allait
devenir , l'espace de cinq ou six saisons lorque le ballon d'oxygène de la guerre multiplia sur son sol les immeubles de quinze étages , et l'entoura d'une guirlande de " grands ensembles " dont
ceux de Climat de France et de Diar El Maçoul sont parmi les plus connus. L'Alger de Camus , c'est celle de l'entre -deux - guerres : une grande et belle ville , active et et peuplée certes
, mais plutôt qu'une métropole , une préfecture d'outre-mer , encore à demi coloniale et vite endormie dans la torpeur de l'été.
Vue ancienne d'Alger
Alger, Belcourt , Frond de mer
Ainsi que beaucoup de ses compatriotes , le jeune homme la quittait tous les dimanches , pour ces plages de la côte , de la Madrague à Cherchell , où délicieux
est le bain , puis le repos à l'ombre des pins maritimes.
Camus pratiquait la nage et le football ; il aimait " l'Université d'Alger qui, nous écrivait-il , se distingue de ses concurrentes françaises en ce qu'elle ressemble beaucoup plus , par le décor
naturel et le style de vie , aux portiques anciens qu'aux prisons de la métropole.Notre plus grande occupation était , et est restée longtemps pour moi , le sport. C'est là que j'ai pris mes
seules leçons de morale ".
Il fut gardien de but au racing Universitaire d'Alger jusqu'à ce que la maldie l'obligeât à interrompre ses études.
En Algérie , deux endroits privilégiés semblent avoir formé sa sensibilité , deux lieux bien différents , mais qui , chacun , ont tendu les deux extrémités de son arc : Oran et
Tipasa.
Vue panoramique d'Oran
Oran , qui a perdu son âme , fut la Marseille de l'Afrique française.
" A première vue ( nous dit Camus dans La Peste ) , Oran est une ville ordinaire et rien de plus qu'une préfecture française de la côte Algérienne.La cité elle-même , on doit l'avouer , est laide
, une ville sans pigeons , sans arbres et sans jardins , où l'on ne rencontre ni battements d'ailes ni froissements de feuilles. "
Rien de plus vrai , à s'en tenir aux apparences , que ce portrait d'un grand port , aux quartiers d'affaires désespérément semblables à ceux de Marseille ou de Toulouse , qui a grandi sans ordre
et sans urbanisme , en bousculant toutes les prévisions.
Mais Camus en aimait la vitalité ; moins enracinée que celle d'Alger , la population y était plus variée et plus turbulente , fruit d'un melting pot où il entrait autant d'Espagnols et de Maltais
que de Francaouis.
De ces origines bigarrées , était jaillie une génération solide de jeunes hommes bruns , grands , bien découplés , de filles justement admirées pour leur santé , leur plénitude dorée. Ce n'est
pas un hasard si camus , qui avait passé un an et demi à Oran , en 1941 - 1942 , a trouvé dans le spectacle de ses rues encombrées et de ses boulevards débonnaires , ( mais il suffit de monter à
Santa - Cruz ou d'emprunter le circuit du Murdjadjo pour mesurer ce que ce beau cadre naturel a perdu en se hérissant en béton ) le décor saisissant du plus significatif de ses romans , d'un
roman devenu prophétique , comme Le Procés de Kafka , et pour les mêmes raisons : La Peste.
L'autre pôle algérien , que Camus a tiré d'une ombre deux fois millénaire , et qui lui restera à jamais associé dans la mémoire des hommes , c'est Tipasa.
Vue des ruines romaines de
Tipasa
Quelques vues de Tipasa pour le plaisir ( FLICK .FR )
Ce n'est pas seulement dans " Noces " que
Camus a parlé de Tipasa d'inoubliable manière , mais dans " L'été " où il entonne en l'honneur de ce ciel " frais comme un oeil , lavé et relavé par les eaux ", de cette lumière " vibrante " qui
fait surgir , sur la mer comme sur chaque arbre ou chaque maison , " une nouveauté émerveillée " , un véritable hosannah : " La terre , au matin du monde , a dû surgir dans une lumière semblable
".
Pour lui , pas un seul des soixante -neuf kilomètres de route ( d'Alger à Tipasa ) qui n'ait été recouvert de souvenirs et de ronronnement du car , les matins , les filles fraîches , les plages ,
les jeunes muscles toujours à la pointe de leur effort , la légère angoisse du soir dans un coeur de seize ans , le désir de vivre, la gloire , et toujours le même ciel au long des années ,
intarissable de force et de lumière , insatiable lui-même , dévorant une à une , des mois durant , les vctimes offertes en croix sur la plage , à l'heure funèbre de midi ..." , c'est tout
cela qu'il voyait se lever en lui , dès que la route , quittant le Sahel et " ses collines aux vignes couleur de bronze ", commençait à plonger vers la côte.
Il aimait le lourd et solide Chenoua qui , le soir , quand le soleil couchant dore les pentes de la montagne , est seul à célébrer " la gloire fragile du jour ".
Aux pires heures de l'occupation , le souvenir de ce ciel lui servit de refuge : " C'était lui , qui , pour finir , m'avait empêché de désespérer. j'avais toujours su que les ruines de
Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres ".
Car Tipasa , modeste villégiature de la côte algérienne , survit à son ancienne splendeur : les ruines y parlent plus haut que les villas perdues dans les bougainvillés.
Chaque pierre dit la fragilité des civilisations , l'attente des Barbares au seuil des temples , leur tragique irruption dans le bonheur tiède d'une romanité décadente.
Comment , lorsqu'on a la chance de s'y trouver au printemps , ne pas y répéter comme un " Alleluia ", les premiers mots de " Noces "?
" Tipasa est habitée par les dieux , et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes , la mer cuirassée d'argent , le ciel bleu écru , les ruines couvertes de fleurs et la lumière à
gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures , la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que les gouttes de lumières et de couleurs qui
tremblent au bord des cils ". ( Extrait de Noces )
Stèle de Camus à Tipasa
Source Livre des Prix Nobel de Littérature édité sous le patronage de l'Académie Suédoise et de la Fondation Nobel
Albert Camus / La Peste ( 1957 )